zebres

DOSSIERS DE
  BIODIVERSITÉ

Enjeux théoriques de la biodiversité
----

Éthique de la biodiversité


(Accéder au plan du dossier complet)



Pourquoi se soucier de la Biodiversité ? Après tout, il peut paraître aberrant voire contre nature de vouloir freiner le développement de l'espèce en faveur d'autres. A-t-elle toujours été l'évidence que nous ressentons aujourd'hui ? L'Histoire nous montre que non. Cette pensée de la conservation, ce respect du vivant est-il donc une création récente de l'Homme ? Mais alors sur quels éléments de fondent-il ? Comment a-t-il émergé ? Ce réflexe est-il en réalité purement utilitariste, qu'un moyen de préserver notre propre espèce, préservation dont nous nous serions rendus compte qu'elle passait par celles des autres espèces, ou voyons-nous (en tant que masse, que somme d'individus, que société), le vivant autrement que comme un instrument ?

Dans cette partie, nous allons aborder la question du ''pourquoi'' : pourquoi se soucie-t-on de conserver la biodiversité ? Est-ce là une attitude qui s'inscrit dans une esthétique morale ou n'y aurait-il au fond qu'un utilitarisme anthropocentré ?

Accès rapide :

- Protéger la Biodiversité nous est-il nécessaire?
- La pensée utilitariste
- Influence des mouvements écologiques
- Notion de conservation patrimoniale

Protéger la Biodiversité nous est-il nécessaire ?

La première question, question centrale et plus scientifique que philosophique, est celle de la nécessité de préserver la biodiversité. Nécessité au plan matériel. En effet, l'Humanité ne pourrait-elle pas tout à fait survivre avec une biodiversité moindre ? Une analyse rapide des arguments des écologistes concernant notre ''devoir'' envers la biodiversité, met en relief essentiellement une prise de partie morale. L'argumentaire fait ici souvent défaut et il faut chercher du côté des scientifiques pour trouver quelques éléments de réponse.

Ainsi la biodiversité augmenterait la capacité d'un écosystème par exemple à fixer l'azote. Certes, un plafonnement dans la fixation apparaît vite mais le reste des espèces n'en serait pas pour autant inutiles, car pour différentes fonctions de l'écosystème (fixation du carbone, de l'azote, etc...) ce sont à chaque fois des associations différentes d'espèces qui seraient mises en jeu.

Toutefois, est-ce vraiment là un argument soulignant la nécessité de préserver la biodiversité ? On peut même se demander si cet argument est en faveur de ce que l'on entend par biodiversité. Car la protection de la biodiversité ne saurait être résumée à un souci de l'efficacité des écosystèmes, bien au contraire elle est souvent en lutte à l'optimisation (à ses propres fins) de la Nature par l'Homme. La notion de biodiversité a une portée bien plus patrimoniale qu'arithmétique ou comptable. C'est la biodiversité présente ou celle qui existait avant l'intervention de l'Homme dont on se soucie et pas la biodiversité optimale. Ici l'argument scientifique, par sa neutralité, est en lui-même une justification de l'eco-engineering, de l'artificialisation des écosystèmes comme de la conservation de la biodiversité originelle : on est loin de ce que l'on entend par conservation de la biodiversité.

Autre argument souvent avancé pour exprimer la nécessité d'une biodiversité, c'est celui de la richesse génétique. Plus la biodiversité serait grande plus les individus seraient aptes à résister aux changements notamment climatiques. Cette biodiversité serait en quelque sorte une armée de réserve génétique. Est-ce là vraiment un argument ? Si l'on a besoin d'une certaine richesse génétique, a-t-on besoin de celle existant dans son intégralité (à l'instar de ce que l'on a dit dans la première partie sur la biologie dans son entier) ? Après tout, la disparition d'espèces est un phénomène naturel. Limité à un niveau raisonnable, ne pourrait-on pas accommoder le vivant à nos besoins ? Par exemple, en éliminant tel nuisible non indispensable à l'écosystème. On peut poser ainsi la question de l'intégrité de la biodiversité : est-elle nécessairement et absolument intouchable au regard de l'argument de la richesse génétique ? La question se pose.

Enfin viennent les arguments de nature utilitariste ou idéologique desquels transparaît une utilité de la biodiversité, un atout formidable mais non une nécessité absolue à conserver exactement telle qu'elle est.

Le but n'est pas ici de démontrer que le souci de la biodiversité est une absurdité mais que la nécessité absolue de la conserver n'est ni évidente, ni aisément démontrable ; que la diversité du vivant est davantage présentée comme un « mieux » que comme une condition sine qua non à notre survie (jusqu'à une certaine mesure bien évidemment). D'autant plus que le plus souvent, la disparition d'espèces se fait au détriment d'espèces peu utiles à l'Homme en faveur de celles qui lui sont indispensables. La non-conservation de la biodiversité exactement comme elle se présente aujourd'hui ou comme elle se présentait avant l'explosion des disparitions d'espèces ne serait alors pas fatale à l'Homme à long comme à court terme, et sa protection certainement un frein au développement de l'espèce.

Alors pourquoi se soucier de la biodiversité si ce n'est pas parce que nous n'avons guère le choix ? La contingence apparente de ce problème permet le questionnement sur ses fondements2.


Conserver la Biodiversité : un souci d'optimisation dans une logique d'exploitation ? La pensée utilitariste

Notre souci de préserver le vivant dans sa diversité peut-il s'expliquer par une vision utilitariste (mais d'un utilitarisme restreint au genre humain) de cette « ressource » ? En somme, nous cantonnons-nous dans une logique anthropocentrée de la conservation ? Examinons donc cette vision, les principes sur lesquels elle se fonde ainsi que les conséquences qu'elle engendre.

La pensée judéo-chrétienne a très tôt imposé une relation de servilité entre la Nature et l'Homme. Ainsi peut-on lire dans la Genèse :  « Dieu les bénit, et Dieu leur dit: Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l'assujettissez; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre ». L'idée que l'Homme fut créé par un dieu transcendantal séparée de la Nature, place l'Homme lui-même en dehors (et au-dessus) de la Nature. Cette dimension civilisatrice de l'Homme exprimée par la Bible face à une nature crue a nourri la pensée européenne, des élans colonisateurs à l'anthropisation généralisée de la Nature (à travers par exemple le déboisement généralisé en Europe). La révolution scientifique a accentué cette tendance, l'Homme s'y découvre capable non seulement d'agir sur la création divine mais également de la comprendre, de la transformer, d'en percer à jour les lois afin de mettre la Nature au service de l'Homme : « Il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, [...] connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, [...] nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature »3. S'il ne signe pas la l'acte de fondation de la pensée anthropocentrée, le Discours de la Méthode en est tout de même la profession de foi. Ainsi comme l'énoncera Kant plus tard dans la Critique de la Raison Pure4, s'il existe des lois rationnelles et intelligibles pour l'Homme à la Création, l'Humanité alors se retrouve face à une possibilité de maîtriser le réel qui n'est plus empirique et qui donc peut être orientée.

Alors dans quel sens doit agir l'Homme ? Doit-il conserver la Nature et sa Biodiversité ou doit-il façonner le monde à l'aune de ses besoins ? Il est intéressant de constater qu'ici le parti religieux eut été celui de la conservation5. Pourtant, et l'Histoire le montre aisément, la science se porta dans un premier temps sur la maîtrise de cette Nature, sous toutes ses formes, à toutes ses échelles et sans se soucier de conserver ce qui était mais de l'améliorer afin de l'accommoder aux besoins et plaisirs de l'espèce humaine (en réalité de l'Homme blanc).

Avec la Révolution Scientifique mais aussi avec l'émergence et la structuration croissante de la pensée économique, naît la vision utilitariste anthropocentrée de la Nature. Utilitariste car elle cautionne toute action dont les conséquences augmenteraient le bien être général, anthropocentrée car le bien être général se réduit à celui de l'Humanité.

Les derniers siècles ont ainsi vu une désacralisation de la Nature qui s'est traduite pour ce qui est de la Biodiversité par la disparition d'espèces et la tentative d'en créer ou d'en améliorer d'autres avec toujours ce sentiment que le vivant pouvait être vu comme un moyen et non comme une fin. En effet la science elle-même justifiait ce point de vue : les béhavioristes firent des animaux de simples automates, des machines vivantes. Le vivant se conçoit alors comme un outil sous le joug de la technique, que l'on peut, que l'on se doit de perfectionner pour le bien de tous. La pensée évolutionniste elle aussi adoube ce mouvement de l'Homme : sa main mise sur la Nature n'est que l'expression naturelle de son aptitude à survivre, il ne fait guère que tenir son rôle au sein du vivant.

Et donc si la vision utilitariste parvient à expliquer nos comportements envers la Nature, ne peut-on pas voir dans nos soucis de conservation que l'expression de ce même utilitarisme. L'homme ne passe-t-il pas avant tout souci de préservation de la Nature en général, de la Biodiversité en particulier ? Prenons l'exemple d'une des premières mesures de protection de notre histoire : en 1669, Colbert institua le code qui porte son nom et qui visait à une protection des forêts royales. Toutefois le but était ici de conserver non pas les forêts en tant que telles mais en tant que moyen, pour le bois qu'elles fournissaient par exemple aux chantiers navals. Et ainsi de suite, longue serait la théorie de ces programmes de conservation ayant pour seul but de préserver une utilité. Le corollaire en est que bien évidemment tout ce qui est nuisible ou même neutre n'a nul besoin d'être préservé voire gagnerait à être éradiqué. L'Humanité serait-elle en effet endeuillée de l'éradication du virus du SIDA ?

Il paraît alors évident que si la conservation de la Biodiversité se fonde sur de tels principes d'utilité, elle s'en trouve fortement influencée. On se livre alors à une évaluation, à une appréciation de la nature comme ressource économique. La Biodiversité a un prix, c'est une ressource exploitable mais qui peut aussi être échangée6... Sur le concept de Biodiversité s'établit alors non pas une éthique de la biodiversité mais une législation dont nous pouvons voir l'expression à travers par exemple les tentatives d'encadrer la Biodiversité d'une ossature juridique à l'échelle internationale (conférence de Rio entre autres). En réalité avec cette vision utilitariste c'est l'idée d'une préservation de la Biodiversité qui disparaît à partir du moment où elle n'est plus systématique mais subordonnée à un calcul utilitariste : il se trouve que de temps à autre il est plus intéressant de préserver la biodiversité que de la détruire, mais l'inverse pouvant devenir vrai si les velléités conservatrices ne s'inscrivent pas dans le temps.

Mais tout se réduit-il à cela ? Les exemples sont certes nombreux qui confirment l'idée que l'Homme décide avant tout par la logique de l'espèce. Toutefois, certaines situations peuvent difficilement s'interpréter comme relevant d'un calcul économique. Un bon exemple est celui de la réintroduction de l'Ours dans les Pyrénées françaises. Quel peut donc être l'intérêt économique d'un animal quasi-invisible (et donc déceptif d'un point de vue touristique) et qui menace l'activité pastorale (coût économique mais politique surtout) ? Ne doit-on voir dans ce type de situations que des erreurs dans l'évaluation des profits que l'on espérait obtenir ou n'y a-t-il pas aussi, par moment, un souci de la Biodiversité pour elle-même ?


Conserver la Biodiversité en elle-même : l'influence des mouvements écologistes

Si la vision utilitariste a longtemps prévalu, l'émergence de mouvements mettant en avant une éthique de la Nature et de la Biodiversité laisse à penser qu'une certaine évolution des modes de pensée s'est faite à notre époque qui tendrait à considérer le souci de la Biodiversité comme une fin en soi et non plus seulement comme un moyen. On peut dès lors, en reprenant la définition kantienne de la morale7, instaurer la notion d'éthique de l'environnement soit une éthique kantienne mais élargie au-delà de la sphère humaine. Une éthique basée sur une esthétique, une (re)sacralisation du vivant, sur une certaine relativisation de l'Humanité et de ce qu'est le « propre de l'Homme ».

D'où vient cette resacralisation?

Le XXème siècle a vu émerger nombre de mouvements dits écologistes dont le point commun était de voir en la Biodiversité une valeur intrinsèque justifiant que l'on s'en soucie pour elle-même et avant toute chose. Sans rentrer dans les détails de leur idéologie, on peut citer par exemple la Deep Ecocologybasée sur l'égalitarisme à l'échelle de la biosphère ou la réflexion d'Aldo Leopold militant plus simplement pour le respect de l'environnement et une éthique de la terre (land ethic et écocentrisme)8. Si ces mouvements sont nés tout d'abord de considérations anthropocentrées comme par exemple les craintes suscitées pour l'alimentation de l'Homme par l'emploi du DDT, elles les ont bien vite dépassées. Ces mouvements qui vont parfois jusqu'à se dresser en idéologies, s'ils sont restés minoritaires, ont toutefois, au fil des années, influencé les modes de pensée et les représentations des foules, mais dans quelle mesure ? En effet, la doctrine écologiste a longtemps été le fait des élites et on lui a souvent reproché son décalage par rapport au réel mais également, sous prétexte de préserver la nature, de vouloir la couper du commun des mortels afin de se l'approprier. On était alors dans un contexte de naissance du tourisme de masse et de son lot de dégradations. Mais à quoi aurait servi cette nature sous cellophane, inaccessible, intouchable, cette nature dont on ne pourrait jouir et qui ne formerait au final qu'une perte de potentialités : on le voit, la pensée utilitariste n'est pas loin. Quel a donc été l'apport, non pas au niveau de l'élite écologiste mais des masses, de ces modes de pensée ?

On ne peut guère nier qu'influence il y eut. Car s'amorce un changement dans la façon populaire de considérer la Nature et la Biodiversité. Elle qui a longtemps fasciné mais effrayé également par ses dangers (fantasmatiques ou non) recouvre peu à peu sa poésie, son esthétique notamment grâce à la littérature et par exemple "Les Rêveries d'un Promeneur Solitaire" de J-J. Rousseau.

La terre vue de l'espace

La Terre, un havre de vie ténu...

Petit à petit, la Nature ne suscite plus « terreur et effroi » mais grâce aussi à la progression de la connaissance scientifique et naturaliste, les mythes s'effondrent et font place à un certain émerveillement. Enfin, dernière étape de cette mutation des l'exemple de la « population time bomb » soit l'idée que l'Humanité, par sa démographie galopante, menaçait l'équilibre planétaire, une planète dont les expéditions Apollo avaient projeté à travers le monde les preuves de sa finitude. Ainsi de la réflexion de ces groupes marginaux est née une réelle esthétique de la Nature. Notre souci de la Biodiversité ferait alors écho, de temps à autre, à cette considération, ce respect de la Biodiversité comme une fin en soi.

Mais, hélas pour la Nature, lorsque ce souci de conserver la biodiversité par principe se trouve en butte avec les intérêts de l'espèce, la vision utilitariste l'emporte quasiment toujours (prenons ici l'exemple des nuisibles si volontiers écartés en agriculture notamment). Pourquoi donc la révolution écocentrée n'a pas eu lieu ? Car on fait souvent passer la biodiversité après nous-mêmes non pas lorsque la chose nous est nécessaire mais aussi par convenance (que l'on songe aux politiques d'aménagement urbain qui, pour l'élaboration des espaces verts, font souvent passer devant les espèces locales et la diversité, l'harmonie de l'homogénéité et les espèces décoratives d'importation). C'est que malgré tout, le message des écologistes a du mal à diffuser dans nos sociétés tant il est radical dans son repositionnement. Tranchant avec la pensée classique d'une Humanité sacrée et radicalement différente du reste du monde vivant, certains écologistes militent pour un égalitarisme à l'échelle du vivant. Cette remise en question se fonde notamment sur des découvertes scientifiques qui ont remis en cause, point après point, ce que l'on croyait être le propre de l'Homme (le langage, la méta-cognition (soit savoir si l'on sait ou ne sait pas), les sentiments, etc...). Avec l'effondrement de la pensée béhavioriste par exemple c'est la vision de l'animal qui est questionnée. Mais les progrès de la médecine ont également posé la question relativement à l'Homme : la vie humaine est-elle sacrée ou ce systématisme est infondé ? C'est ainsi que le philosophe Peter Singer pose la question de savoir si, parce qu'un organisme appartient à l'espèce humaine, il se voit conférer une valeur morale supérieure à tout autre individu de toute autre espèce. L'idée est ici, non pas de mettre l'ensemble du vivant sur un pied d'égalité mais de mettre fin à une logique d'espèce pour considérer et faire nos choix à l'échelle des individus et de leur capacité à posséder le sens de leur existence dans le temps (ce que Singer appelle une vie autobiographique) : par exemple, est-il juste de greffer le cœur d'un babouin sur un humain en coma profond et terminal ?

Le problème de cette remise en question de l'aspect sacrée de l'Humanité est qu'elle peut être vue comme le début d'une pente glissante ouvrant droit à tous les abus, toutes les interprétations (Singer par exemple milite pour le droit des parents à pouvoir décider de la survie ou non d'un enfant jusqu'à un mois après sa naissance). Elle nous fait aussi plonger d'un système général à l'analyse complexe et subjective au cas par cas. Il n'est alors guère étonnant de constater la difficulté qu'ont ces opinions à circuler dans des sociétés encore pétris d'une culture poussant au respect de l'Humanité par principe et dans son intégralité.

Une autre limite quant à cette remise en question qui gagnerait à être soulignée : si les idées comme celles de Singer avaient influencé directement la société civile, nous devrions tenir cas des animaux possédant cette vie autobiographique et tel est bien parfois le cas avec par exemple les mouvements de protection des grands singes. Toutefois, nous ne paraissons pas suivre de réelle logique dans notre appréciation des espèces. La place de l'affect, de la culture semble plutôt dominer la règle objective de la ''conscience autobiographique''. Pourquoi se soucier plus particulièrement des lions par exemple que des hyènes ? Nous nous basons en réalité surtout sur des considérations subjectives hors de tout cadre rationnel ce qui s'écarte un peu de la façon de voir des écologistes.

On le voit donc, la naissance d'une réelle éthique de l'environnement a influencé nos prises de décisions quant au respect de la biodiversité. Toutefois, les difficultés conceptuelles qu'elle amène (comment réaliser d'une façon acceptable l'égalitarisme à l'échelle de la biosphère ? selon quels principes ? Comment systématiser cette réflexion pour éviter le piège d'une réflexion au cas pa cas nécessairement mouvante et subjective ?) laissent à penser qu'elle a plus servi d'événement déclencheur que de réel guide de nos façons de pensée. L'obstacle conceptuel de cet élargissement du concept d'éthique hors de l'Humanité a fait que la pensée écologiste (dans son expression la plus extrême) est demeurée complexe et floue. Si elle a su modifier nos modes de représentation, elle n'a pu complètement renverser la vapeur et reste avant tout le fait d'une minorité souvent élitiste. Force est alors de constater que cette influence s'en trouve limitée dans les actes : toutes les espèces ne se valent pas loin s'en faut !


La notion de conservation patrimoniale : une façon de dépasser les contradictions entre utilitarisme et écocentrisme ?

On peut dès lors se poser la question de savoir si notre souci actuel de la biodiversité n'est pas une synthèse de ces extrêmes, une synthèse qui parviendrait à dépasser la contradiction entre l'utilitarisme anthropocentré et l'émergence de la considération du vivant comme fin. Mais sur quoi se baserait cette synthèse si l'on considère que la pensée « écologiste » n'a eu qu'une influence encore limitée ? Après mûres réflexions, nous avancerons ici l'idée d'un sentiment de conservation patrimoniale basé sur un réflexe plus général de l'Humanité de conserver ce qui préexistait, l'héritage de ses ancêtres.

Pourquoi introduire cette notion de patrimoine ? Il semble qu'elle est le plus à même de prendre en compte à la fois la visée utilitariste et ce que l'utilitarisme ne peut expliquer et qui relève plutôt d'une considération de la Biodiversité en elle-même. Mais quelle Biodiversité, qu'est-ce qui doit être sauvé ? Là est le réel apport de cette notion de patrimoine car si, comme on l'a vu, la pensée écologiste a permis un réveil des consciences, elle peine à déterminer clairement ce qui doit être préservé de façon pratique préférant se loger dans de grands principes. Or nous faisons bel et bien des choix qui ne correspondent pas à ces principes.

Dans la perspective d'une conservation patrimoniale, ces choix ne seraient pas guidés par un égalitarisme mis au prorata de la conscience de sa propre existence mais par souci de sauver notre patrimoine affectif et culturel, ce qui était là avant. Sentiment plus ancien et plus général que le cadre de la conservation de la Biodiversité et qui ne se serait ouvert à ce domaine qu'à la suite de l'éveil écologiste. En effet on préserve nos monuments, nos livres, le souvenir de nos aïeux. Dans ce cadre, la biodiversité n'est qu'une valeur patrimoniale de plus, qu'il s'agit également de conserver car elle est également constitutive de notre passé, de notre culture. Elle est un leg de nos aïeux. Pour autant, et comme pour tout autre patrimoine, la conserver est un coût dans le temps présent qui ne doit pas être trop lourd (une fois de plus, l'Histoire montre que lorsque les temps se troublent, les soucis de conservation sont souvent mis en arrière plan). On intègre donc là bien la notion utilitariste dont nous avons vu qu'elle persistait, toujours aussi puissante et motrice, malgré sa remise en question drastique par les écologistes.

De nombreux exemples plus pratiques viennent appuyer cette idée. En effet, si l'on considère l'Europe, les espaces naturels ne sont bien des fois qu'un lointain souvenir. Tout y a bien souvent été largement anthropisé et pourtant la notion de conservation garde tout son sens alors que c'est l'Homme lui-même qui a façonné ces territoires et ce au prix de la disparition d'une autre biodiversité, celle qui lui pré-existait. Certes on peut arguer du fait que la biodiversité qui existait avant est perdue à jamais. Mais alors pourquoi tous les espaces anthropisés ne se valent pas ? Il y a ceux pour lesquels on se bat (comme par exemple la sauvegarde des zones de bocage) et ceux qu'il faut anéantir (les exemples sont nombreux, prenons celui de l'open field moderne). Dans les deux cas on ne pourra jamais revenir tout à fait en arrière et dans les deux cas on crée un nouvel écosystème et pourtant le premier nous semble plus à même d'être protégé que l'autre. Pourquoi ? Parce que le bocage est plus ancré dans notre patrimoine, dans notre culture9, dans notre représentation du passé, dans la définition que nous nous faisons de notre être culturel. Le bocage pourrait être intégré dans ce que Dawkins appelle le phénotype étendu, c'est-à-dire ce que nous produisons à travers les capacités que nous confèrent nos gènes. L'open field quant à lui, dans sa version moderne, est trop récent pour avoir été intégré, assimilé à notre patrimoine, il paraît en quelque sorte exogène et par là même remplaçable. Ainsi, voir notre tendance à conserver la biodiversité comme étant l'expression de la sauvegarde plus générale d'un patrimoine permet d'expliquer cette tendance à sélectionner ce qui doit être protégé et la façon dont nous faisons cette sélection : le choix se porte préférentiellement vers ce qui, culturellement, définit le groupe. Ainsi l'on est plus porté à sauvegarder les vieux espaces anthropisés que les récents, on préserve plus les animaux emblématiques aux connotations culturelles fortement positives (lions, aigles, dauphins) plutôt que les « nuisibles » (qui bien souvent ne le sont pas tant), les affreux (cafards, rats, chiens sauvages...).

Cette vision explique également l'intérêt porté à la biodiversité ''artificielle'' comme par exemple les créations de conservatoire de biodiversité agraire (il existe par exemple un conservatoire de pommiers dans la région de Toulouse) chose qui n'est pas prise en compte par l'écologie qui se soucie plus de la nature sauvage mais qui, tout en répondant par certains côtés à des fins utilitaristes, s'inscrit aussi dans une protection de la biodiversité pour elle-même (l'impact économique est plus que faible). On préserve ici un patrimoine (le terme de conservatoire est éclairant).



Pourquoi se soucier de la biodiversité. La question a pu paraître curieuse au premier abord et pourtant y répondre est ardu tant les influences sont multiples. Nous avons choisi ici de présenter les extrêmes dans l'échelle de l'anthropocentrisme. De l'utilitarisme aux tendances écologistes telle la Deep Ecocology. Toutefois, et parce que ce sont des extrêmes, ces deux visions ne peuvent rendre compte du fonctionnement, du positionnement de la majorité par rapport à la biodiversité. Néanmoins, l'analyse du problème sous l'angle de la dimension patrimoniale qu'aurait la biodiversité, sans nier les influences des précédents paradigmes, offre un cadre de pensée confortable qui permet d'expliquer nombre de nos comportements a priori. A nous alors ou aux décideurs d'en tenir compte ou de les guider afin de considérer également les données scientifiques par exemple (de façon à ne pas tomber dans le danger d'oublier l'aspect pratique de cette conservation). Toutefois, ce cadre ne saurait avoir la prétention de tout expliquer. L'individu n'est pas la moyenne, et chacun peut avoir ses raison particulières de se soucier ou de ne pas se soucier de la Biodiversité et qui s'écartent des mécanismes plus globaux que nous avons décrits.

Thomas Andrillon




<= Retour : Vers une définition de la biodiversité => Voir la suite : Exemples de sauvegarde de la biodiversité






Notes et références

2 Le but n'est pas ici de dire que le souci de la Biodiversité est futile bien au contraire, le fait qu'il soit contingent et non nécessaire est propre à le magnifier toutefois notre but ici est de traiter la question en toute neutralité.

3 Descartes in Discours de la Méthode

4« Ce sont donc certaines lois, et bien, a priori, qui rendent d'abord une Nature possible ». Par cette phrase, Kant réaffirme le fait que la Nature soit gouvernée, créée par des lois.

5« Dieu conserve chaque chose par une action continue »

6 Selon la pensée économique smithienne qui influence toujours le mainstream de la pensée économique actuelle, il n'existe pas de valeur, de richesse en dehors de l'échange.

7 En effet selon Kant la morale se fonde sur une loi exprimée en ces termes « Agir de telle sorte que tu traites toujours l'humanité soit dans ta personne, soit dans celle des autres, comme une fin et non comme un moyen ». Fondements de la métaphysique des mœurs in Métaphysique des mœurs, E. Kant

8 « That land as a community is the basic concept of ecology, but that land is to beloved and respected is an extension of ethics » Aldo Leopold, A Sand Country Almanac (1949)

9 On pourrait aussi avancer le fait qu'il a une plus grande biodiversité mais nous ne pensons pas que ce soit le facteur déterminant car à ce titre, on préserve les marais salants stériles plus que les décharges qui fourmillent bien souvent de vie (certes peu reluisante).





Haut de page

Pour signaler un problème technique sur le site ou ajouter votre site consacré à la biodiversité dans la rubrique "Liens généraux", vous pouvez contacter le webmaster.

Pour nous faire part de vos remarques et avis concernant les dossiers, utilisez plutôt le module de discussion dans la rubrique "Vos réactions"

Vous souhaitez utiliser une partie des documents de ce site, reproduire ou modifier son contenu ? Pas de problème ! Ce site est soumis à copyleft !

Logo de l'ens Logo du CERES

Site optimisé pour Mozilla Firefox.

Dernière mise à jour : juillet 2009 Partenaire : internet argent

Ce site a reçu 127062 visiteurs depuis sa création.

copyleft Copyleft